L'Absence de l'Esprit Critique
par Tarek Heggy



Je crois que l' « esprit critique » est presque inexistant de nos jours, en grande partie à cause de la marge maigre de démocratie permise, et du fait que les hauts postes, dans plusieurs cas, sont agglomérés dans les mains de quelques individus incompétents dont les capacités intellectuelles et les qualités professionnelles d'administration sont au mieux médiocres. Lorsque nous ajoutons à ceci la prolifération actuelle d'une culture religieuse réactionnaire, il est compréhensible qu'il y ait nécessairement une diminution prononcée de la rationalité, un manque de participation marqué par une négativité extrême, et la prévalence d'idées fixes et constantes qui ne peuvent espérer se soutenir face à la critique objective essentielle au vrai développement. Ce manque de démocratie entrave fortement la mobilité sociale, menant à un état général d'incompétence qui, à son tour, mène au déclin de l'échelle des valeurs sur tous les plans. Invariablement, la pensée rationnelle prend du recul.

 

Il y a huit siècles, Ibn Ruchd (Averroès) essaya de raviver la rationalité et d'attirer l'attention vers ses mérites, pour n'être confronté que par une attaque d'hostilité et de critiques par les sociétés Arabes. Ironiquement, il fut le bienvenu en France où il s'avéra jouer un rôle primordial dans la défaite de la théocratie. Et aujourd'hui ? Si nous jetons juste un regard sur un article hebdomadaire publié dans le quotidien Al Akhbar par un individu d'une mentalité jaillie directement du flanc du Moyen Age, nous réaliserons aussitôt les causes de notre déclin rapide et de notre regrettable état de régression. Lorsqu'un journal réputé, de grande distribution nationale, permet ce qui s'élève à une force de destruction hebdomadaire des valeurs de l'humanité, de la civilisation et du progrès, il est peu étonnant que nous fassions de grands pas vers l'arrière. Les articles déplorent un passé glorieux qui n'a jamais existé ailleurs que dans l'imagination de l'auteur, et qui est, en fait, caractérisé par une effusion de sang et des carnages excessifs qui tendaient à être la norme partout dans le monde en ce temps là. L'auteur écrit des tirades sans fin contre « l'Autre » qui est imagé tout simplement comme un démon ; et d'une manière vraiment tribale, il persiste à percevoir l'Autre comme un ennemi vil résolu à nous « détruire », et qui doit donc être combattu en paroles - et par l'épée. Ce genre de raisonnement est typique de la culture du désert, caractérisée comme elle est par des valeurs tribales, par l'isolement et par le danger caché derrière chaque dune. En réalité, l'Autre n'est ni démon ni ange ; à partir de cette prémisse nous devrions nous engager dans un échange constructif d'idées et de discussions qui ne pourrait qu'être bénéfique aux deux partis, et promouvoir la cause du progrès et de l'ensemble de l'humanité. Ceci étant dit, nous devrions nous rappeler que le concept de « l'humanité » est totalement étranger à la mentalité tribale nomade.

 

L'Autre joua un rôle signifiant et enrichissant dans nos vies durant les deux derniers siècles, et il eut une influence profonde et positive sur le journalisme, le théâtre, la littérature, la traduction et la pensée en général. Je peux dire sans risque que l'Egypte fut un creuset mélangeant l'Egyptien avec l'Autre dans un fusionnement harmonieux et productif qui donna lieu à d'innombrables oeuvres de beauté, de finesse, et de mérite culturel. L'isolement, par contre, engendra un déclin des valeurs esthétiques et une laideur que peu peuvent nier. Je garde tout espoir que les minorités des pays arabophones servent de catalyseur à la dissémination du progrès et de la finesse, conduisant la société en avant vers le siècle où nous vivons, plutôt qu'en arrière vers un passé qui appartient à l'âge des ténèbres.

 

En plus de l'absence de l'esprit critique dans nos vies aujourd'hui, j'ai de sérieux doutes concernant l'existence d'une classe d'intelligentsia dans tous les pays arabophones. Depuis les années 1950, la majorité des régimes arabes ont veillé à créer ce que je ne peux nommer que « l'intellectuel officiel ». Cet « intellectuel » pourrait être un excellent lecteur et chercheur, mais il n'est presque invariablement pas plus qu ‘un fonctionnaire, n'ayant rien de l'indépendance essentielle à la formation d'une classe d'intelligentsia efficace et de pensée libre qui ne soit pas soumise au gouvernement. Un fait triste est qu'un grand nombre des intellectuels de notre société ont été leurrés par les pétrodollars Bédouins ou Baathistes, tandis que d'autres furent proies à l'attraction des postes officiels. Ainsi, la plupart des pays Arabes deviennent tristement dépourvus d'intellectuels libres de pensée ; et s'il fallait plus de preuves, nous n'aurions qu ‘à noter que presque tous nos intellectuels aujourd'hui barattent des opinions identiques sur la plupart des questions, un phénomène qui n'est – pour être modéré – ni civilisé, ni cultivé.

 

L'image devient plus claire lorsque nous réalisons que la rationalité dans notre société a subi deux grandes défaites : la première fut le triomphe de l'école de copiage du dixième siècle au treizième siècle de notre époque sur l'école de la raison illustrée par les disciples d'Aristote, ayant à leur tête le brillant Ibn Ruchd. La défaite des pionniers de la raison vit la fin de plusieurs siècles de pensées relativement illuminées, et pava le chemin vers la stagnation, l'inflexibilité et l'inertie. Le second coup fut la défaite de l'école Egyptienne de lumières, illustrée par Ahmed Loutfi el Sayed, Salama Moussa, Taha Hussein, Ali Abdel Razek et El Akkad (avant qu'il ne rétracte ses opinions suite à son expulsion du parti Wafd). Les derniers de ces grands penseurs furent peut-être Louis Awad, Hussein Fawzi et Zaki Naguib Mahmoud. L'Egypte des années 1920 prit un essor intellectuel en sa capacité de pays Méditerranéen éminent jouissant des fruits du mouvement de la Renaissance ; cependant, la propagation du fascisme dans les années 1930 et la défaite subie par le libéralisme Egyptien gâchèrent l'école de lumières de ce pays. Néanmoins, je suis confiant qu ‘une troisième école de lumières commence à se faire ressentir ici en Egypte, et je suis confiant qu'elle persistera éventuellement, même si les libéraux de nos jours ne témoignent pas de ce résultat de leur vivant. Je crois fermement que la lutte du progrès contre les forces réactionnaires ne peut finir que dans la victoire du premier et le désaveu des dernières, bien que, comme je le dis, nous ne vivrons peut-être pas assez longtemps pour voir la fin de la lutte.