Le Monde... Comme Il Est Vraiment
par Tarek Heggy



La plupart des gens ont plus qu'une personne vivant en eux. A l'exception des fanatiques qui croient être les gardiens de la Vérité absolue et qui ne doutent pas un instant que leur point de vue soit l'unique à être vrai, nous avons, pour la plupart, ce qui semble être deux personnes en nous, chacune voyant les choses d'une perspective différente. Ceci est un phénomène sain, car douter des choses, ou plus précisément douter de notre compréhension des choses, est l'un des moteurs principaux de l'évolution. Le doute mène la race humaine à essayer constamment d'élargir les horizons du savoir, d'apprendre et de réexaminer sa compréhension à la lumière du nouveau savoir qu'elle acquit, afin d'atteindre une maturité intellectuelle toujours supérieure.

 

En ce qui me concerne, par exemple, je me trouve toujours tiraillé entre les directions opposées des deux personnes vivant en moi. L'une représente un homme du monde de l'administration, formé dans une société multinationale avant d'atteindre le poste de cadre supérieur d'une compagnie de pétrole internationale. La compagnie qu'il dirigeait avait une culture provenant, en mesures égales, de ses racines Européennes vénérables et de la vaste expérience internationale qu'elle construisit partout dans le monde depuis sa fondation au XIXe siècle.

 

La deuxième personne représente un homme qui se livre à sa soif insatiable du savoir depuis son jeune âge, un lecteur vorace fasciné par les sciences sociales et les grands chef d'oeuvres de la créativité humaine. Souvent, les idées de ces deux personnes sont contradictoires, parfois même conflictuelles. L'une des questions à propos desquelles elles se heurtent fréquemment est la politique Américaine et Européenne envers le Moyen-Orient. Tandis que l'intellectuel est plein d'admiration envers la sophistication Européenne, le PDG est plein de rage envers l'inefficacité des politiques Européennes. La rage est aggravée par sa conscience des motifs et intérêts économiques derrière ces politiques qui, aux habitants naïfs du Tiers-monde, semblent être basées sur une approche globale idéaliste, pour ne pas dire utopique. Et tandis que l'intellectuel en moi désespère du manque de sophistication et souvent de la mal information des politiques Américaines, le PDG croit que l'action créative et décisive peut affecter les politiques, et en fin de compte la mentalité Américaine en général.

 

L'intellectuel aspire à un ordre mondial où toutes les décisions et les actions sur la scène mondiale sont revêtues d'une légitimité internationale, alors que le PDG déplore l'incapacité de la légitimité internationale à agir rapidement et efficacement dans les neuf dixièmes des cas.

 

Lorsque je professe dans des universités et des centres de recherches aux Etats-Unis, je me trouve parfois à penser qu'il est dommage que tant de développement ne soit pas accompagné d'un niveau équivalent de sophistication, alors que lorsque je professe dans des institutions similaires en France, je me demande pourquoi tant de sophistication demeure dans le champ de l'abstrait, pourquoi elle se contente de s'arrêter à la formulation d'idées élaborées dans un beau langage sans les traduire en actions efficaces et créatives. Elle semble incapable d'agir, certes ne pas vouloir agir en premier lieu, car beaucoup de Français, comme beaucoup d'Arabes, en sont venus à croire que le son peut remplacer la substance, que les mots parlent plus fort que les actions !

 

Je sais que beaucoup de lecteurs dans les pays Arabes seraient choqués que je dise que si j'étais obligé de choisir une de ces deux approches, je choisirais sans aucune hésitation l'approche Américaine. La raison est que le directeur exécutif en moi ne me pardonnerait jamais de choisir le chemin de l'inaction plutôt que celui de l'action. A ses yeux, l'action, même parfois mal guidée, est préférable à la paralysie qui est malheureusement venue à caractériser plusieurs positions Françaises et Arabes récemment. Il est en même temps conscient, cependant, que les actions décisives ne peuvent engendrer que des résultats positifs si elles sont effectuées par ceux qui rêvent d'un monde gouverné par la primauté du droit, où la justice et la stabilité règnent, et où chacun sur terre a le droit de combattre pour le développement et la prospérité, et de jouir d'une liberté de pensée sans discrimination et sans oppression.

 

Cette approche idéale serait un mélange d'approches Américaine, Française/Européenne et Arabe, sans les aspects négatifs déployés par chacune. La conscience me dicte d'inclure dans le mélange les éléments positifs de l'approche Israélienne, bien que je sache que ceci offenserait beaucoup de lecteurs Arabes. Evidemment, il faudra d'abord ôter de l'approche Israélienne les défauts qui l'assaillent, résultant de l'ascendance de l'aile droite, alimentée par le fanatisme religieux. A vrai dire, en ce qui concerne le fanatisme, l'intégrisme Islamique a plus que trouvé son égal dans l'extrême droite Juive. Mais à cause des liens proches que le Judaïsme a avec la culture occidentale, l'extrémisme Juif a réussi à projeter une image beaucoup moins négative que celle de sa contrepartie Islamique qui est vue comme (et est effectivement) détachée du siècle et hostile à la civilisation occidentale.

 

Si je devais lister ces approches par ordre de priorité me basant sur la logique et le pragmatisme, je les classerais comme suit :

 

•  L'approche idéale serait celle qui mélange les avantages de l'approche Européenne à ceux de l'approche Américaine, en évitant tous ou la plupart de leurs défauts.

•  Ensuite viendrait l'approche Américaine telle quelle malgré ses aspects négatifs.

•  Ensuite viendrait l'approche Européenne telle quelle malgré ses aspects négatifs.

•  Au bout de la liste viendrait ce qu'on appelle l'approche Arabe qui, en fait, n'existe pas. Quelqu'un pourrait-il prétendre qu'il existe une position Arabe cohérente lorsqu'il s'agit des relations avec le monde extérieur de la démocratie, du progrès et de la modernité ? Des droits humains et des droits de la femme ?

 

J'ai placé l'approche Arabe à la fin car en fait ce n'est pas du tout une approche, mais un mélange d'émotions, d'excitabilité et de pensée confuse caractérisée par une imagination excessive, totalement divorcée de la réalité, enracinée dans le passé et basée sur des considérations sectaires et idéologiques, dans un siècle où le sectarisme et l'idéologie reculent rapidement. De plus, la plupart des positions Arabes incarnent les défauts que la mentalité Arabe endure [pensée conformiste, rhétorique ampoulée, un manque d'objectivité, une tendance malsaine à fuir dans le passé dans une tentative nostalgique de reprendre les gloires qui sont parfois dépourvues de base historique, etc.]

 

Pour que tout blâme affleuré contre les politiques des Etats Unis soit crédible, le critique doit prouver que son jugement se veut constructif, et non destructif. Il ne peut faire ceci qu'en admettant au départ que, malgré les défauts de leurs politiques, les Etats-Unis sont la puissance dominante dans le monde, scientifiquement, technologiquement, militairement et économiquement, et qu'ils n'auraient pas pu atteindre cette position s'ils n'étaient pas plus qualifiés que d'autres à la tenir. De plus, la société Américaine fournit l'environnement idéal où ces compétences et ces talents peuvent fleurir et atteindre les buts auxquels elles aspirent, et qu'elles méritent. Il est aussi important d'ajouter qu'alors qu'il n'y a nulle part de démocratie parfaite, le système démocratique des Etats-Unis est le plus proche de l'idéal que tout amateur des libertés démocratiques puisse espérer.

 

Toutefois, les Etats-Unis sont loin d'être parfaits, et beaucoup de ce qui se passe dans leur cuisine politique doit être rectifié. Il en est de même pour l'Europe de l'Ouest en général et pour la France en particulier. Le citoyen Arabe qui admire certaines des positions Française n'est pas conscient que les motifs derrière ces positions n'ont rien à voir avec la justice et l'intégrité, ou avec la rage vertueuse pour les droits Arabes. Tout en écrivant, j'ai devant moi plusieurs comptes rendus concernant les affaires commerciales extensives que les Français et les Allemands avaient avec l'Irak de Saddam Hussein, ainsi que des rapports sur les revendications de la France d'une part du butin de la guerre de l'Irak sous forme de contrats de reconstruction, tous refusés par les Américains. La mentalité Arabe, qui reste isolée du siècle et qui est le produit d'une culture de poésie grandiloquente invoquant des gloires imaginaires, est incapable d'assimiler la réalité d'une manière sobre, réfléchie et dépourvue d'émotions. Les millions d'Arabes se lamentant du fait que le monde est actuellement gouverné par une unique superpuissance, et se désole de la fin de l'autre superpuissance - l'Union Soviétique - oublient commodément que les deux premières nations à avoir reconnu Israël furent les Etats-Unis et l'Union Soviétique. Ils oublient aussi que c'est lorsque le lien Soviet Arabe était à son plus fort qu'ils subirent la pire défaite de leur histoire, et qu'ils payent encore le prix de ce qui les accabla le 5 Juin 1967.

 

Il est clair d'une lecture objective de l'histoire que la prééminence dont l'Empire Romain jouit dans le passé lointain, dont l'Empire Britannique jouit dans un passé plus récent et dont les Etats-Unis jouissent aujourd'hui n'eut pas lieu grâce à des idées et des théories, mais comme un résultat impérieux de l'histoire, de la géographie et de l'économie. Il est donc inutile de protester contre la suprématie Américaine dans le monde d'aujourd'hui, comme il l'était de protester contre celle de Rome dans le monde ancien. Protester contre l'inévitable est auto indulgent et naïf ; une erreur commise par la majorité écrasante de l'intelligentsia Arabe.

 

Ce dont la mentalité Arabe a besoin à ce stade est une direction qui puisse la concilier avec le passé (qui ne fut jamais aussi glorieux que les contes tissés par une imagination hyperactive ne nous le feraient croire), et le présent qui n'est pas pire que ce qu'il était auparavant lorsque d'autres grandes puissances prévalaient. Ce dont elle a besoin, en somme, c'est une direction qui l'induise à jeter les yeux sur une cible plus réaliste.

 

En se demandant comment ils peuvent changer la réalité pour convenir à leurs aspirations, les Arabes se cognent la tête contre un mur de pierre. Ce qu'ils devraient se demander à la place, c'est comment se trouver un rôle dans le contexte de cette réalité. Car, comme on ne peut espérer changer le fait que le soleil se lève à l'est et jamais à l'ouest, on ne peut pas non plus changer la réalité du monde comme il est vraiment.