Face à l'Émergence du Djinn Radical

Par Tarek Heggy



Pour un européen ou un américain, il est facile de croire que l'Islam, la violence et le terrorisme vont ensemble. Beaucoup de non-musulmans perçoivent aujourd'hui l'Islam comme une religion fanatique et violente. C'est une perception superficielle qui ignore le fait qu'il y ait au moins deux modèles d'Islam, l'un intransigeant et extrémiste de ses points de vue, et l'autre tolérant, modéré et humaniste. C'est aussi une perception naïve qui peut mener à des décisions dangereuses comme celle concernant la politique de l'occident qui ferma l'œil à la propagation du Wahhabisme, et établit des liens proches avec des mouvements islamiques radicaux tels que les Talibans en Afghanistan. Mais ceux qui sont plus avisés sur la question savent que cette perception de l'Islam existe grâce à un modèle d'Islam puritain et fondamental, qui était marginal et inefficace avant que la richesse pétrolière et les pétrodollars ne le mettent sur la carte, et qui a réussi à faire croire au monde que son interprétation de l'Islam est l'unique version, le « vrai » Islam. La version doctrinaire de l'Islam proposée par les Wahhabites n'avait point d'adhérents parmi les musulmans avant l'expansion de l'influence saoudienne qui suivit le boom du pétrole. Des millions de musulmans en Egypte, en Turquie, au Levant, en Iraq, en Indonésie et à travers le monde restaient immunisés contre l'appel du message fanatique, violent et sanguin de ce qui était une secte petite et obscure produite dans le paysage intellectuellement stérile de l'est de la péninsule d'Arabie. L'unique changement qui accompagna l'afflux massif des pétrodollars dans les coffres de l'Arabie Saoudite fut l'usage de cette nouvelle fortune pour propager d'un zèle missionnaire le message de la secte Wahhabite forgée dans ce pays ; d'où l'émergence de l'Islam militant comme force considérable sur la scène mondiale, une force qui, maintenant, représente une menace dangereuse à la paix mondiale, à l'humanité, ainsi qu'à l'Islam et aux musulmans. Il y a un demi siècle, les musulmans d'Egypte, de la Syrie, du Liban, de l'Iraq et de la Turquie étaient des modèles de tolérance qui croyaient en un Islam modéré et illuminé qui pouvait coexister – et qui coexistait en effet – pacifiquement avec d'autres religions et d'autres cultures. Suite au déclin du niveau de vie qu'ils subirent depuis, aux mains de dirigeants despotes et corrompus, ils devinrent une proie facile à l'interprétation wahhabite de l'Islam (qui s'étendit par la suite pour inclure le Qutbisme et les écoles chiites virulentes).

Il n'y a pas de phénomènes sociaux permanents ; ils ne sont que les résultats de circonstances et de facteurs. C'est pourquoi il est légitime de craindre que l'Islam non wahhabite, qui fut le mode principal pendant des siècles, ne soit marginalisé de son rôle principal. Le mode modéré de l'Islam ne sera réintégré à sa première place que lorsque les facteurs composant l'équation de l'effondrement intérieur auquel les sociétés musulmanes sont exposées seront résolus. Ces facteurs commencent par l'autocratie et aboutissent à la mentalité de violence, menant à un manque de compétence, le déclin du niveau de vie, le désespoir et l'effondrement des systèmes éducatifs. A moins que le monde extérieur en général, et l'unique superpuissance mondiale en particulier, ne réalisent que les positions hostiles contre l'Islam et les musulmans sans discernement, ne peuvent que provoquer des réactions négatives, le mode d'Islam modéré ne sera pas rétabli. Ceci est encore plus vrai étant donné qu'ils étaient les partenaires des responsables de la spirale basculante, et qu'ils aidèrent à créer la série de facteurs externes qui permirent au cycle de violence d'atteindre son niveau actuel. L'humanité a failli au soutien et au renforcement de l'Islam modéré et non militant auquel appartenaient la plupart des sociétés musulmanes jusqu'à récemment, en n'aidant pas au déminage des explosifs internes et externes qui érodaient la capacité de ces sociétés de résister aux assauts de l'Islam militant ; ceci est un crime commis par l'humanité envers elle-même, un crime pour lequel nous paieront tous un prix exorbitant. Je crains que la cause principale de ceci ne soit la « culture infantile » de la plus grande superpuissance du monde. Les Etats-Unis, malgré ses grands exploits dans des dizaines de domaines, souffre de ce que j'appelle dans mes conférences « la culture infantile des politiques américaines ». Si nous comparions l'humanité à un corps, la moelle épinière de ce corps serait la culture, une commodité rare parmi les citoyens des Etats-Unis et une grande partie de ses intellectuels. La seule explication à ceci est le fossé existant entre les progrès matériels/scientifiques/technologiques et la « richesse culturelle », et la confusion dans tous les centres intellectuels et culturels des Etats-Unis entre « l'information » et « le savoir ». Une comparaison entre « Etude de l'Histoire » d'Arnold Toynbee et les œuvres de la plupart des écrivains américains célèbres sur la politique et la lutte entre les civilisations clarifierait peut-être mon point de vue.

Trois décennies après la création de l'Arabie Saoudite et la découverte du pétrole, beaucoup de changements ont eu lieu dans le monde :

•  L'Arabie Saoudite amassa une fortune colossale qui lui permit de promouvoir la cause du Wahhabisme, non seulement à l'intérieur de ses frontières, mais aussi à travers le monde arabe et musulman. Ses efforts réussirent, puisque beaucoup de musulmans jadis modérés furent graduellement gagnés sinon achetés par la version rude de l'Islam prêchée par les wahhabites.

•  A partir des années soixante, l'Egypte a souffert d'un renversement de fortune à tous les niveaux, avec un déclin du climat général de sa culture, permettant à l'influence wahhabite de pénétrer l'institution vénérable d'Al Azhar. La défaite de 1967 ouvrit grand les portes aux groupes qui avaient adopté l'entendement saoudien de l'Islam, et qui traduisirent leurs visions radicales à l'action politique, souvent au bout du fusil.

•  Dans le contexte de la guerre froide, l'occident en général et les Etats-Unis en particulier adoptèrent un nombre de politiques malavisées envers la région, y compris de fermer l'œil à la propagation de l'influence wahhabite dans le monde arabe et islamique, et même parfois de soutenir les groupes radicaux inspirés par la doctrine wahhabite dans le but d'atteindre leurs propres fins politiques, par exemple celle de mettre fin à l'occupation soviétique de l'Afghanistan.

Ainsi, la question concernant l'avenir de l'esprit musulman reste la même que celle concernant l'avenir des sociétés islamiques : est-ce un avenir de liberté, de démocratie, de prospérité et de progrès, ou est-ce le contraire ? La réponse à cette question déterminera celle à la question concernant l'avenir de l'esprit musulman : suivra-t-il le chemin de l'Islam modéré ou celui de l'Islam wahhabite ? Le seul moyen de réduire la popularité illogique de l'islamisme dans le monde est d'accélérer la réforme économique et éducative. Une fois que les citoyens des sociétés musulmanes auront moissonné les bienfaits de la liberté et de la participation active accompagnés d'une amélioration remarquée de leurs conditions de vie et d'économie, et d'une vraie réforme éducative, leur admiration pour les groupes islamistes décroîtra, et ils réaliseront que leur bien-être ne viendra pas aux mains de groupes dont les chefs sont fanatiques, bornés et loin des requis de notre ère.

Le désespoir, les conditions de vie déplorables, le sentiment d'injustice, les réalités rudes de la vie et la corruption rampante constituent un environnement idéal pour les convertis à l'idéologie de l'Islam politique qui offre l' « espoir » dans une atmosphère où il n'y en a point. Mais offrir l'espoir est une chose, et s'acquitter de l'offre en est une tout autre. Les islamistes vendent des rêves (mirages) et des promesses (fausses) professant qu'ils possèdent une formule pour guérir tous les maux de la société. En réalité, cependant, ils manquent de créances, sans parler de compétence, pour remplir une telle tâche. En tant que quelqu'un qui a passé plusieurs années à la tête d'une institution importante, je trouve difficile de voir leurs sources de compétence. Le progrès est un concept de la gestion moderne qui peut être achevé par n'importe qui – chrétiens, juifs, musulmans et bouddhistes – à conditions que ses éléments soient disponibles. Ces éléments sont politiques, administratifs, économiques, éducatifs et humanistes, et ne tiennent compte ni de la religion, ni de la nationalité.