Trois impasses entremêlées
par Tarek Heggy


1. L'identité :

Le 13 août 1947, tout indien musulman qui avait décidé de rester en Inde a dormi indien, et s'est aussi réveillé indien le matin du 14 août 1947. Tandis que l'indien musulman qui a choisi de laisser l'Inde et de se joindre à la nouvelle entité, « le Pakistan », a dormi le 13 août 1947 indien musulman, et s'est réveillé le lendemain matin (le 14 août 1947) ayant perdu le mot « indien » de sa description, et l'ayant échangé contre un nouveau nom dérivé du mot « Pakistan ». Et comme la création d'une nouvelle identité ne se fait pas du jour au lendemain, la vérité est que tout « indien musulman » ayant choisi, avec la formation du Pakistan, de ne pas rester indien, a actuellement choisi d'abandonner de sa qualité d' « indien musulman » le fait qu'il soit indien, et il ne lui reste donc qu'un attribut, c'est qu'il est « musulman » ! A partir de cet instant, l'indien musulman qui a choisi de ne pas demeurer indien est devenu victime d'une grande crise d'identité… puisqu'il a choisi que son identité soit bâtie sur une seule base, celle de la religion. Qu'a donc fait cet être humain qui était « indien musulman » et qui a choisi de laisser tomber sa qualité d'indien de l'origine de son identité ? Le Pakistan s'est scindé et s'est divisé en deux états (le Pakistan et le Bangladesh) ; le Pakistan a aussi témoigné d'une demi douzaine de coups d'état militaires et il s'est transformé en un état gouverné, pendant de longues périodes, par des militaires qui ont réussi leurs coups… Quant à l'Inde, non seulement n'a-t-elle témoigné d'aucun renversement, mais de plus elle est devenue perçue par le reste du globe comme la plus grande démocratie dans le monde. Mis à part la démocratie indienne et le Pakistan militaire, l'Inde a témoigné du développement de l'une des institutions juridiques les plus fameuses dans le monde, tandis que rien de tel ne s'est produit au Pakistan où, bien au contraire, l'armée contrôle l'institution juridique pakistanaise. Et tandis que l'Inde s'est ornée de l'une des meilleures institutions d'enseignement dans le monde, l'enseignement au Pakistan a subi une détérioration énorme, et les écoles religieuses qui ont prouvé avoir été - et continuent d'être - le plus grand couvoir de violence et de terrorisme dans le monde se sont vastement propagées. Et tandis que le Pakistan (avec des partenaires arabes et non-arabes) a nourri les organisations islamiques de violence de ses cadres les plus importants, la société musulmane en Inde (dont le nombre de musulmans est supérieur au nombre des musulmans du Pakistan) n'a nourri ces organisations d'aucun pourcentage mentionnable de leurs membres. Pourquoi ? Car l'Indien musulman qui a choisi de rester citoyen indien n'est pas devenu victime de la crise d'identité broyant l'Indien musulman qui a choisi de ne plus être indien depuis le 14 août 1947… et c'est cette crise d'identité qui a façonné le parcours et le destin du Pakistan et des Pakistanais : la division de l'état en deux, le Bangladesh et le Pakistan, suivie d'une série de coups d'état, ensuite le contrôle des militaires et l'avortement du parcours de la démocratie, et à côté, la régression de l'enseignement et le manque d'indépendance judiciaire, sans parler des graines de violence semées et de la fragilité de la paix sociale… Aucun penseur concerné par les perturbations (aux dimensions multiples) d'une société comme la société égyptienne ne peut ignorer la crise d'identité pakistanaise alors que la société égyptienne (comme d'autres sociétés arabes) témoigne(nt) d'une crise d'identité semblable à celle du Pakistan dans son essence, celle de fonder son identité sur la base de la religion et non sur la nationalité.

En 1938, Docteur Taha Hussein a publié son livre le plus important « Mustaqbal al thaqafa fi misr » (L'avenir de la culture en Egypte). Il y adressa multiples points, dont l'identité, en posant sa grande question sur qui nous sommes culturellement : « Faisons-nous partie du monde arabe ? Ou bien faisons-nous partie du monde musulman ? Ou bien faisons-nous partie du bassin de la méditerranée ? » On peut ajouter aux questions de Docteur Taha Hussein : « Ou bien faisons-nous partie de l'Afrique par la force de l'emplacement géographique ? »

Je pense que les années des six dernières décennies ont causé une grande perturbation chez les égyptiens concernant leur identité. La preuve en est que si l'on pose la question aux égyptiens aujourd'hui, on aura sûrement parmi ceux qui répondent qui diront que nous sommes musulmans, d'autres qui diront que nous sommes arabes, et d'autres encore qui diront que nous sommes égyptiens. Deux facteurs sont à l'origine de la confusion sur cette question qui est d'une importance extrême ; ceux-ci sont la focalisation de la période nassériste en Egypte sur l'identité arabe, ensuite le penchant (graduel) de la culture post-Nasser vers l'identité islamique. L'Egypte aujourd'hui a un besoin urgent d'efforts culturels, médiatiques et éducatifs visant à éliminer l'état de perturbation et de confusion qui a frappé cette zone qui est d'une extrême importance dans la vie intellectuelle des égyptiens contemporains. Je pense aussi que l'Egypte a besoin d'une réconciliation avec soi en ce qui concerne la question de l'identité. Cette réconciliation ne peut pas avoir lieu en favorisant une facette de l'identité égyptienne sur les autres. Il est donc certain que la formule la plus appropriée, dans le cas égyptien, serait de défendre culturellement l'idée que l'identité égyptienne est complexe (soit qu'elle est comme un « oignon », formée de plusieurs couches superposées). Cette défense est l'unique qui pourrait éliminer la perturbation et empêcher les factions et la division. C'est aussi la seule qui exprimerait la réalité de la situation. Car il est certain que la culture islamique joue un rôle principal dans la formation de l'identité égyptienne, mais il est aussi certain qu'elle n'est pas le seul joueur. De même, il est certain que la culture arabe joue un rôle principal dans la formation de l'identité égyptienne, mais il serait tout aussi faux de prétendre qu'elle soit l'unique joueur. (Il serait peut-être nécessaire ici d'attirer l'attention sur les cas du leader nationaliste copte Makram Ebeid, et du patriarche égyptien actuel, le Pape Chenouda II, puisque dans leurs statuts oratoire et poétique la langue arabe a certainement été un outil principal dans leurs rôles influents, et par conséquent est une caractéristique de leur identité).

En somme, la situation géographique de l'Egypte est responsable de la complexité de son identité (dans le sens qu'elle est faite de plusieurs couches), et implanter l'évidence de la complexité de l'identité égyptienne avec ses dimensions arabe, musulmane, copte et méditerranéenne est l'unique alternative à la déviation du char de l'identité égyptienne vers le chemin pris par le char de l'identité pakistanaise.

L'unique moyen de remédier à l'état de perturbation sévère de la boussole de notre identité égyptienne est le système d'enseignement. Le défi ici est non seulement grand, mais il est aussi très compliqué. Il est bien facile de fourrer dans les matières des programmes scolaires de quoi renforcer l'identité arabe pure sans aucune autre dimension. Il est également bien facile de communiquer aux jeunes de la société une compréhension de l'identité qui relierait celle-ci à la religion. Mais ces choix portent en eux les graines de la division de la société et simultanément de son isolement, loin de l'époque actuelle. Le choix le plus correct et le plus sain est extrêmement difficile par sa nature, car il consiste en une matière éducative qui apprendrait aux jeunes de la société qu'ils sont en premier et dernier lieux « égyptiens ». Elle leur apprendrait aussi que leur « égyptienneté » est le fruit de l'histoire égyptienne ancienne, d'une période copte, de siècles islamiques, d'une culture arabe, et de plusieurs facteurs liés à la position géographique de l'Egypte en tant que pays principal sur la mer Méditerranée. Mais ce choix difficile est le choix unique qui réaliserait simultanément deux buts importants : le premier étant la paix sociale, l'intégration et l'harmonie entre les composants de la société ; le second, la capacité de se joindre à la marche du progrès de l'humanité.

 

2. L'enseignement :

Récemment, il y a eu plusieurs articles et débats dont le message fondamental est que trouver un système moderne et créatif d'enseignement serait la seule solution aux problèmes de notre réalité politique, économique, culturelle et sociale. Ceci serait aussi l'unique sauveteur qui préviendrait à la propagation des interprétations religieuses contraires à la science et à l'âge. Mais je crois qu'il y a une confusion claire entre plusieurs questions reliées à ce sujet d'importance extrême. Certains n'arrivent pas à voir que la discipline, bien qu'elle soit essentielle dans toutes les institutions d'éducation (et dans toutes les institutions en général) ne crée pas une éducation moderne, créative et convoyeuse des défis de notre temps. De même, certains voient que la construction de plus d'établissements d'enseignement est une solution au problème. En réalité, le cœur du défi (en ce qui concerne cette question) est lié à trois points : le premier est la philosophie de l'enseignement, le second, la matière enseignée (ou programmes scolaires), et le troisième, l'enseignant.

Par la philosophie de l'enseignement, je veux dire qu'il faut avoir une réponse officielle à la question suivante : « Quels sont les buts visés par l'enseignement ? » C'est là qu'on est à la recherche de ce qu'on appelle, dans les sciences de gestion moderne, une « vision ». La vision dans ce contexte pourrait être (pour ne citer qu'un exemple) comme suit : le but de la synthèse d'éducation en Egypte est de former un citoyen et une citoyenne qui appartiennent à l'âge ; qui croient en la science, en l'humanité et au progrès ; qui possèdent les outils de recherche, de dialogue, de critique et de traitement des données scientifiques et de recherche contemporaines ; qui croient que la science et la technologie sont capables de créer de meilleures conditions de vie ; qui croient aussi en l'universalité du savoir et de la science ; et qui ont en eux un équilibre entre la fierté du passé de leur société et l'ardeur à avoir un avenir appartenant à l'époque, à la science, et à la civilisation. Il faut aussi que parmi les buts de la synthèse de l'enseignement il y ait l'enracinement des valeurs du progrès dans les esprits et les consciences des enfants de la société. Les plus importantes de ces valeurs sont de rehausser la valeur de la raison, s'entrainer à accepter la critique et pratiquer la critique de soi, croire au pluralisme et à la tolérance sous toutes ses formes, accepter l'autre, rehausser la valeur de la science et du progrès, avoir foi en l'humanité et en la coexistence entre les cultures différentes, sanctifier les droits de l'homme, avoir foi en les droits de la femme, celle-ci étant partenaire dans la création d'une réalité meilleure. Il est impératif que la philosophie d'enseignement vise à la nécessité de transformer la méthode d'enseignement actuelle basée sur la dictée, le par cœur et les examens de mémoire, en une méthode moderne basée sur le rehaussement de la valeur de la pensée libre, de l'initiative, du dialogue, de la discussion, de la diversité, et du développement des capacités innovatrices des élèves même si cela va jusqu'à la différence d'opinions entre élèves et professeurs.

Quant à la matière enseignée, il faut d'une part qu'elle soit personnifiée et au service de la philosophie d'enseignement dont on a décidé, et d'autre part qu'elle accompagne les données les plus nouvelles des sciences appliquées et sociales. Quant à l'enseignant, (qui est le centre de la synthèse d'éducation), il faut d'une part qu'il/elle soit capable de transformer la philosophie d'enseignement en une réalité reprise par les enfants de la société, et il faut aussi qu'il/elle soit capable de muter les élèves à des méthodes d'éducation basées sur la liberté de pensée, le dialogue, le débat, la recherche, la critique et la diversité.

 

3. La démocratie :

Bien que certains disent que chaque culture a sa propre démocratie, la vérité inéluctable est que la quintessence de la démocratie reste la même partout. L'essence de la démocratie consiste en trois questions : la première est que les dirigeants accèdent au pouvoir par une volonté populaire libre ; la seconde est que les dirigeants gouvernent selon des règles constitutionnelles auxquelles ils sont soumis, et qu'ils soient aptes au questionnement durant et après leur règne. Troisièmement, que les dirigeants laissent le pouvoir de manière constitutionnelle et que la durée (ou les durées) de leur règne ne soi(en)t pas éternelle(s).

Sans aucun doute, toutes les forces qui ne sont pas démocratiques de nature essaient maintenant d'abréger le sens de la démocratie aux élections ou au ballot. En réalité, la vraie démocratie ne s'arrête pas aux élections, mais elle englobe l'opération du choix depuis le début jusqu'à la fin. La démocratie, c'est une constitution moderne dans une société civile mûre ; des institutions actives dans cette société civile ; des partis égaux en droits, devoirs, et opportunités ; une magistrature moderne indépendante ; des systèmes garantissant le questionnement et la transparence ; des médias mûrs qui ont franchi le stade des cris et des scandales ; et finalement l'élection.

Il y a sans nul doute une dialectique évidente, sûre et active entre les questions d'identité et d'enseignement d'un côté, et la question de la démocratie de l'autre. La confusion qui a lieu dans la zone de l'identité a des effets négatifs de grande importance sur l'opération du choix qui est, en fait, l'essence de la démocratie ; et il faut dire la même chose à propos de l'enseignement. Car l'enseignement moderne libre basé sur la créativité, le lâchement de la bride de la pensée, la liberté de critique et le rehaussement de la valeur de la raison, sont tous des facteurs qui changent l'opération de la démocratie d'un moyen structural de forme en un vrai mécanisme qui permet de transformer le choix en une décision.

 

 

 

* Traduit au français par Leila Henein

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