LE DJINN RADICAL :

PRODUIT DE L'IGNORANCE & DE L'INCOMPETENCE

Par Tarek Heggy



Dans un article précédent («Politique et Religion : Carburants du Djinn Radical»), nous avons exposé les effets que l'oppression politique et l'interprétation rigide de la religion ont eu sur l'émergence et la croissance de l'Islam intolérant dans les sociétés arabes et islamiques contemporaines. Cependant, ces deux facteurs ne sont pas les seuls responsables de l'apparition de ce phénomène.

 

L'enseignement imparfait

Les systèmes d'enseignement démodés sont un maillon vital de la chaîne de destruction. Les systèmes d'enseignement dans la majorité des sociétés islamiques et arabes poussent à l'insularité et renforcent le sens de l'isolation du reste de l'humanité, ils promeuvent le fanatisme, et pour des batailles purement politiques créent des encadrements religieux sans aucune base scientifique. En invoquant des textes religieux hors de leurs contextes, non seulement ils promeuvent l'intolérance, la non-acceptation de l' « autre » et le manque de croyance au pluralisme, mais ils consacrent aussi un statut infime aux femmes. De plus, la plupart des programmes sont conçus pour développer un esprit qui « répond » au lieu de « questionner », dans un monde où le progrès et le développement sont tirés de la dynamique du questionnement. Dans la plupart des sociétés islamiques et arabes, les programmes d'enseignement omettent d'insuffler aux jeunes que le « progrès » est un processus humain, donc que ses mécanismes ne sont ni orientaux, ni occidentaux, mais plutôt universels. Ceci est confirmé par le fait que parmi les pays les plus avancés dans le monde, il y a en a qui sont occidentaux/chrétiens, comme les Etats-Unis et l'Europe de l'Ouest, tandis que d'autres, sont de milieux japonais, chinois ou musulmans (comme la Malaisie). Il y a une tendance croissante dans les sciences humaines et sociales de se détacher du fonds commun de l'expérience humaine ; le legs est cumulatif, fruit de diverses civilisations à travers le temps.

Lors d'une conférence livrée récemment à une université britannique, je dis que dans les années soixante j'avais lu la plupart des grands classiques, de Homer à Sartre en passant par des centaines de noms, de langues et de milieux sociaux. Comme beaucoup de mes contemporains, j'ai lu ces œuvres en arabe. L'accès sans entraves que nous avions en ce temps là aux classiques intemporels de la littérature mondiale nous liait avec l'humanité d'une manière inconcevable aujourd'hui, étant donné la pénurie de la traduction dans le milieu culturel des sociétés arabes et islamiques. L'audience de cette conférence était stupéfaite de savoir que j'avais lu en arabe Eschyle, Aristophane, Euripide, Sophocle, Virgil, Dante, Shakespeare, Racine, Molière, Voltaire, Jean Jacques Rousseau, tous les classiques russes, Flaubert, Balzac, Bernard Shaw, Pirandello, Albert Camus, Steinbeck, Faulkner et les joyaux de la littérature allemande, œuvres traduites par des personnes en majeure partie égyptiennes, syriennes et libanaises, et publiées surtout en Egypte et au Liban. Aujourd'hui, l'écart entre l'esprit des jeunes des sociétés islamiques et arabes et les chefs-d'œuvre de la créativité humaine est en croissance dramatique. De plus, les générations actuelles deviennent de plus en plus « locales » ; elles se placent encore plus à l'écart de l'humanité, et amplifient la mentalité et la culture de la violence.

 

L'Education Religieuse en Egypte

D'après certaines statistiques, un quart des étudiants d'Egypte vont à des établissements religieux (écoles, académies, et collèges dirigés par l'Azhar). D'autres statistiques réduisent ce nombre à un cinquième, tandis qu'une enquête récente le fixe à pas plus qu'un sixième. Même si nous supposons que l'estimation la plus basse d'un sixième, ce qui veut dire à peu près 16%, est l'estimation la plus correcte, ceci signifie que plus de trois millions d'étudiants reçoivent leur éducation depuis le commencement jusqu'à la fin dans des établissements religieux. Ce nombre s'élèverait à quatre où cinq millions si nous considérions les autres statistiques. Il est certain que nous faisons face à un phénomène d'éducation qui ne peut qu'avoir des répercussions graves sur la société, la politique et les ramifications économiques ; il est donc important de le scruter et de l'analyser.

La première question qui vient à l'esprit est « pourquoi ». Pourquoi une société comme celle d'Egypte finit-elle par envoyer un si grand nombre de ses jeunes faire leurs études dans des établissements religieux ? Cette question en suggère une autre : Qu'est-ce qui a mené cette société à ceci ? Etait-ce planifié ou bien est-ce le développement aléatoire d'une réalité gouvernée non par un plan stratégique, mais par des réactions et par la bureaucratie ?

Avant d'aborder la question du pourquoi de la proportion de ce phénomène en Egypte, il est important de noter qu'à part en Arabie Saoudite, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan, au Soudan et au Yémen, ce phénomène n'existe dans aucun de plus de deux cents états dans le monde. Il faudrait donc se demander si la société égyptienne a permis à la situation d'en arriver là car elle aspire à devenir non comme le Japon, Singapour, la France, le Canada ou l'Espagne (en éducation, donc culturellement), mais plutôt comme l'Arabie Saoudite, l'Iran, l'Afghanistan, le Pakistan, le Soudan et le Yémen. Etait-ce le but lors de l'installation d'une politique stratégique d'enseignement en connaissance totale de ses implications et conséquences ?

Il est difficile de croire que les égyptiens, en connaissance de cause, aient instauré une politique d'éducation ayant pour but de placer un quart, un cinquième ou un sixième de leurs jeunes dans des établissements d'enseignement religieux. Au fait, j'affirmerais qu'ils n'ont jamais instauré une telle politique, ni peut-être aucune autre politique pour l'enseignement.

Je pense que l'évolution de ce phénomène est due à certaines réalités de la vie ainsi qu'à la bureaucratie. Les établissements religieux qui existent aujourd'hui en grand nombre ont jailli au hasard en réaction à certains problèmes, comme le manque d'institutions d'enseignement qui seraient accessibles aux enfants des petits villages, et qui seraient un refuge pédagogique pour les enfants qui ne peuvent pas, soit pour des raisons financières ou un minimum d'éducation requis, se joindre au système d'enseignement général. Si c'était le cas, et je pense que ce l'est, notre approche face à ce problème serait compatible avec notre approche face à plusieurs autres questions.

Ecrivant ceci m'oblige à contempler des faits alarmants. Parmi les plus perturbants, est le fait qu'un réseau d'éducation religieuse a été installé comme une solution de moindre résistance, pour ainsi dire, aux problèmes des classes sociales inférieures et des tranches de la société moyennant des moindres compétences d'apprentissage. S'il en est ainsi, ceci signifie que du point de vue stratégique un nombre énorme des plus désavantagés de la société – économiquement, socialement, et en compétences d'apprentissage – est injecté dans un système d'enseignement religieux qui acquiert des proportions gigantesques. De plus, ceci a été fait sans considérer les répercussions stratégiques – politiques, économiques et sociales – de cette « solution » sur l'avenir de la société.

Au cours des années, j'ai demandé à des centaines de jeunes employés et travailleurs si leurs enfants allaient aux écoles de l'Azhar. La grande majorité répondaient négativement et exprimaient un certain dédain envers la qualité d'enseignement offerte par ces écoles. Leur réaction m'a laissé croire, peut-être à tort, que l'enseignement religieux dans la société égyptienne est vu comme un dernier refuge pour ceux qui, par manque d'aptitude sociale, économique ou mentale, n'ont pas recours au système d'éducation général. Je dois insister une fois encore que de permettre à ce phénomène de se développer incontrôlé aura des conséquences affreuses sur la société entière. Il est temps d'étudier ce phénomène et les résultats stratégiques négatifs qu'il produira inévitablement, plutôt que de le laisser à la culture d'improvisation de solutions ad hoc qui a régné pendant des décennies.

Au cours des dernières décennies, la société égyptienne a été atteinte d'une forte vague d'obscurantisme, comme il est évident par l'entendement primitif et archaïque de la religion dominant actuellement. Et pourtant, il semblerait que personne n'ait étudié le rapport entre cette vague et les hordes des membres principalement démunis de la société qui on étudié dans des établissements d'enseignement religieux et qui, pour des raisons manifestes, sont particulièrement vulnérables à l'appel d'un entendement simpliste de la religion.

Les intellectuels stratégistes auraient-ils observé ce phénomène d'un autre angle et se seraient-ils demandé quel effet ces nombres énormes d'étudiants égyptiens inscrits dans des établissements religieux auraient sur les secteurs scientifique, technologique, industriel et commercial du pays ? On a vu d'autres pays accroître l'éducation religieuse au point de créer un cadre d'hommes de religion déterminés à empêcher leurs sociétés de joindre la marche du progrès. Peut-on honnêtement nier que la société égyptienne soit proche de ce scénario ?

Une autre question qui se pose est si on a considéré la question de l'enseignement religieux d'après les valeurs du progrès. Ces dernières forment une partie intégrale du caractère propre à chaque société prospère. Parmi les valeurs du progrès les plus importantes on peut citer la diversité humaine, le pluralisme, l'universalité du savoir, les droits de l'homme et les droits de la femme. J'ai passé des heures à réviser les programmes des cours offerts aux établissements d'enseignement d'Al Azhar en culture, littérature et langues, et j'ai trouvé qu'ils étaient dépourvus de tout essai d'implanter les graines de ces valeurs dans l'esprit des jeunes, ou encore ils promouvaient activement des valeurs contraires. Est-on conscient de l'ampleur du problème créé par la production de jeunes dont la conscience et l'esprit sont imprégnés par des valeurs diamétralement opposées aux valeurs du progrès ? D'où il serait important de rappeler que le progrès est plus une fonction d'un ensemble de valeurs que de ressources matérielles.

A-t-on pensé à l'option qu'en permettant à un si grand nombre d'établissements d'enseignement religieux de pousser comme des champignons on assouvit inévitablement, du point de vue politique stratégique, les intérêts d'un courant décrit à raison par l'état comme étant le pire ennemi de la société civile ? Cette dite société et cet état financent-ils les ennemis de la société civile et du progrès ? A-t-on réfléchi à l'impact de ce réseau étendu d'établissements d'enseignement religieux sur le climat de la culture générale, la paix sociale et la nature de la société méditerranéenne ? Ou bien la question a-t-elle si peu d'importance qu'on ne lui prête aucune attention ?

 

Absence de la « Compétence »

Au cours des quatre dernières décennies, plusieurs ont écrit à propos du phénomène de la violence croissante dans un grand nombre de sociétés arabes et islamiques. Il est étrange que nul des écrivains n'ait utilisé les termes « compétent » ou « incompétent » dans l'analyse de ce phénomène. Ceci s'applique tant aux professeurs proéminents issus des grandes universités comme Harvard, citons Samuel P. Huntington - auteur du « conflit des civilisations » - et Francis Fukuyama, qu'aux médias qui ont adopté – sinon abusé – le concept « Huntingtonien » et l'ont plus ou moins transformé en slogan. Je n'ai jamais rencontré ce mot clé dans mes nombreuses lectures sur ce sujet. Ceci me rappelle un discours que j'ai prononcé il y a quelques années à des étudiants de MBA à l'université américaine au Caire ; j'y ai remarqué que lors de centaines de discussions que j'ai eues avec divers interlocuteurs sur des personnalités, locales ou étrangères, le mot compétence n'est jamais survenu. C'est une omission inexplicable, surtout pour un homme de management comme moi, qui sais que les problèmes sont créés par un manque de compétence, tandis que le succès sous toutes ses formes provient de la compétence. En effet, je crois que le désespoir ressenti par tant de gens dans les sociétés islamiques et arabes, le sentiment d'impuissance et de faiblesse qui engendre la haine et ensuite la violence, vient du fait que ces sociétés sont dirigées par des ressources humaines qui ne sont pas choisies pour leur compétence, mais pour leur servilité et leur allégeance. Après tout, la compétence telle que définie par la science de management moderne n'est d'aucun intérêt à un système politique autocrate.

 

L'exemple de l'Egypte : Les racines de l'extrémisme religieux en Egypte ont trois sources. La première est le traitement cruel affligé par le régime de Nasser aux adeptes du courant islamique en Egypte. Depuis que les désaccords entre le régime et les Frères Musulmans se sont transformés en conflits sérieux, le régime a eu recours à la force et à la torture contre les membres du mouvement. Ceci eut lieu en 1954, et encore en 1965 lorsque la confrontation était encore plus sévère. Il est certain que les méthodes utilisées par Nasser contre les courants islamiques dont les membres étaient persécutés, emprisonnés, exilés et torturés ont crée des générations d'extrémistes parmi ceux qu'il a fait souffrir, ainsi que leur progéniture. S'ils n'avaient pas été si cruellement piétinés par Nasser, les Frères Musulmans n'auraient probablement pas produit des éléments aussi extrémistes, réactionnaires et insulaires que les groupes de militants islamiques que nous voyons aujourd'hui.

Ainsi, encore une fois nous pouvons voir que la terreur engendre la terreur. La répression des idées et des croyances produit des formes inattendues d'extrémisme, de violence, de terrorisme, et même des crimes. Les quatre plus grands groupes terroristes dans le monde aujourd'hui ont significativement émergé dans des pays qui avaient été soumis à des dictatures répressives assez longtemps pour produire ces types de violence organisée : La bande Baader-Meinhof en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, l'Armée Rouge au Japon, et le groupe basque ETA en Espagne. Ces organisations ont émergé dans les pays fascistes qui avaient été les puissances de l'Axe lors de la deuxième guerre mondiale, à l'exception de l'Espagne qui, néanmoins, était aussi un bastion de fascisme sous Franco.

En Egypte aussi, les longues années de dictature répressive ont généré un climat d'extrémisme où il n'y en avait jamais eu auparavant.

La deuxième source d'extrémisme en Egypte aujourd'hui est la situation socio-économique présente. Plusieurs facteurs combinés créent un climat parfait pour l'extrémisme et la propagation de tendances totalitaires, que ce soit vers la gauche dans un groupe marxiste, ou vers la droite dans le sectarisme ou le dogmatisme religieux. Ces facteurs sont : la pauvreté, le déclin du niveau de vie, l'apparition d'une minorité très riche réputée pour sa consommation ostensible, les problèmes poignants de la vie quotidienne et l'anarchie sociale qu'ils créent, ainsi que la rupture du système des valeurs de la société, pierre angulaire, base de tout le système.

L'appel célèbre de Karl Marx à la classe ouvrière « … Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », met en évidence le lien entre l'extrémisme et les conditions socio-économiques impécunieuses. Les crises économiques génèrent une sensation de frustration profonde, particulièrement chez les jeunes qui désespèrent de pouvoir atteindre leur droit légitime à une vie décente. Le manque d'accès à des nécessités de bases comme une maison, de la nourriture et des habits – et une éducation – les rend susceptibles aux endurcis qui prétendent que la société est corrompue et condamnée, et qu'elle devrait être détruite pour faire place à une société meilleure. A ces jeunes malheureux, on n'a jamais donné les moyens de comparer leur société malgré tous ses défauts, au rêve inconsistant qui leur est offert. Ainsi, la crise économique percutante et la défaillance qui s'en suit des valeurs sociales, offrent une excellente opportunité aux protagonistes de l'extrémisme, qu'ils soient communistes ou religieux militants, de colporter leurs idées.

Trouver des solutions radicales aux difficultés sociales et économiques assaillant l'Egypte aiderait sûrement à extirper certains de ces problèmes, réduisant ainsi l'attrait de l'extrémisme dont nous témoignons aujourd'hui.

La troisième source pourrait être attribuée aux facteurs externes. L'Egypte est en plein milieu d'une tempête de radicalisme qui souffle de tous les côtés du Moyen-Orient, spécialement de l'Iran et du Liban, tandis que l'incitation et les fonds étrangers aident à la contagion. Ce climat malsain est dû à des facteurs internes comme des facteurs externes, principalement que la région qui n'a pas réussi à produire des régimes démocrates, est maintenant tombée sous l'emprise de forces impitoyables : le sionisme, les commerçants d'armes et d'autres partis qui ont intérêt à garder la région dans la tourmente.

La protection de la société égyptienne du fléau de l'intervention et du financement étrangers est, bien sûr, la tâche des forces de sécurité. Mais aussi important que cela soit, leur rôle concernant le phénomène du fanatisme religieux ne peut ni éliminer ses causes, ni l'arrêter. Le seul vrai remède est une combinaison de vraie démocratie et d'action ferme de la part des figures religieuses proéminentes qui devraient faire usage de leur autorité morale pour contenir le problème au lieu de nourrir les flammes de l'extrémisme comme plusieurs le font. Finalement, une vigilance des forces de sécurité est impérative, particulièrement en Haute-Egypte où les valeurs tribales combinées avec le fanatisme religieux représentent un mélange ultra explosif.