L'ILLUSION DES PARTIS « RELIGIEUX »

Par Tarek Heggy



I. La Distorsion Humaine

Il y a plus d'une raison logique et sensée pour refuser l'établissement de partis politiques basés uniquement sur des plates-formes religieuses.

Premièrement, il y a chez bon nombre de gens une forte croyance que la glorification et la sanctification du « fiqh » (jurisprudence) islamique est un acte n'ayant aucune base. Ces critiques remarquent que le « fiqh » islamique n'est qu'une interprétation des textes saints faite par les hommes. Il serait peut-être utile de se référer ici à la définition la plus déterminée et la plus répandue du « fiqh » islamique, disant que « le ‘fiqh' est la science de déduction des règles pratiques de leurs références juridiques ». Il est facile de voir que tout processus de déduction est une action humaine et non divine, puisqu'elle requiert inévitablement l'usage de langue et de logique.

Une plus grande preuve de la nature temporelle du « fiqh » vient du fait que le legs des grands juristes sunnites Abou Hanifah, Ibn Malek, El Chaféi et Ahmed ibn Hanbal a été créé en moins de deux cents ans. De plus, il est vrai que les second et troisième juristes étaient contemporains, mais, il est important de le mentionner, ils n'avaient pas les mêmes opinions concernant le « fiqh ». Aussi, comment Malek aurait-il pu publier un « madhab » (système légal ou école) différent de celui d'Abou Hanifah à moins que l'œuvre de ce dernier n'ait été uniquement une production humaine ? Une autre preuve importante signifiant que nous discutons une œuvre purement humaine du début jusqu'à la fin est le fait que le troisième juriste, El Chaféi, ait établi deux systèmes légaux différents, l'un pour l'Irak et l'autre pour l'Egypte.

Par conséquent, les principes que certains considèrent comme fondements de systèmes complets de gouvernement ne sont que de l'« ijtihad » (ou raisonnement humain) ; on appelle ces interprétations « commandements sultanesques ». Les experts savent que les dirigeants temporels, que ce soit durant l'ère des Umayyades ou celle des Abbasides, influençaient énormément la plupart de ce qui était écrit comme commandements sultanesques. Ces dirigeants agissaient ainsi afin de garantir que tout ce qui était écrit des lois concourût avec leurs désirs et leur compréhension concernant la gouvernance de leurs communautés respectives. J'aimerais accentuer que des procédures pareilles avaient lieu dans d'autres places aussi ; la relation entre les opinions et les œuvres du penseur politique britannique Thomas Hobbes et le trône en est un exemple précis. Il a été dit que Hobbes écrivait spécifiquement les opinons qui faisaient écho avec les désirs de la couronne britannique.

Ainsi, l'existence de partis politiques basés uniquement sur la religion est illogique puisque les principes de ce qu'on appelle la doctrine islamique des affaires de gouvernement ne reflètent que des interprétations humaines qui pourraient être vraies ou fausses ; la matière est donc une production entièrement humaine.

L'Islam n'articule pas, pour organiser les systèmes gouvernementaux, un cadre complet qui pourrait remplacer les détails contemporains trouvés dans la constitution. Esquisser des plans si détaillés n'était ni la fonction ni le but de l'Islam. Cependant, blâmer l'Islam de ne pas présenter de système politique distinct équivaut le blâmer de ne pas avoir une théorie complète en psychologie, en sociologie ou en sciences de gestion.

En effet, l'Islam a apporté une quantité de règles générales qui seraient plus utiles si elles étaient utilisées comme directives lors de la formulation des réglementations plus détaillées, plutôt que d'être prises elles mêmes comme réglementations détaillées préférées aux énoncés vagues de l'Islam. Prenons comme exemple de ces dernières le livre d'El Mawardi « Al ahkam al sultaneya » (Les commandements sultanesques) qui plus tard devint lui-même un modèle pour plusieurs œuvres sur le même sujet. Ces œuvres sont de l'« ijtihad » fait par les hommes ; elles reflètent les capacités académiques et logiques de leurs auteurs, ainsi que les milieux culturels et motivations de ceux-ci, tout en considérant les effets inévitables des facteurs historiques et géographiques.

La mise au point ici, est qu'il y a une logique claire et forte qui peut éradiquer le point de vue qui appelle à l'établissement de partis politiques basés sur des plates-formes religieuses. On peut convenir que les règles générales que certains appellent « système de gouvernance de l'Islam » étaient juste les déductions de certains hommes qui vécurent il y a plus de mille ans, et qui réfléchirent sur les règles qu'ils pensaient, en leurs temps et lieux et selon leur compréhension, leur savoir et leurs conditions, pouvoir mener à l'établissement d'un système de gouvernement représentant les valeurs essentielles de l'Islam. Une fois qu'on a convenu de ceci, on doit aussi convenir que ce qu'on appelle « système de gouvernance de l'Islam » est une description vague et imprécise de ce que les juristes musulmans ont écrit il y a plus de mille ans essayant de manière sérieuse et respectable de former des corps qui gouverneraient leurs communautés en harmonie avec les principes et les valeurs de l'Islam.

 

II. Dilemme Temporel

On devrait accepter la notion que les œuvres des anciens doctes musulmans concernant les lois et le gouvernement sont des essais valeureux qui furent inspirés de l'essence de l'Islam. C'est la conclusion la plus raisonnable qu'un esprit logique puisse atteindre. Une fois que cela est fait, il faudra croire que pendant une période de plus de mille ans, il y a eu parmi la communauté musulmane un manque d'ambition de mettre à jour et développer les traditions politiques. Il faut rénover les œuvres des anciens juristes concernant les commandements sultanesques afin de pouvoir réformer la politique contemporaine et les règlements constitutionnels.

Ainsi, toute discussion citant lourdement les écrits publiés il y a mille ans et ignorant les questions islamiques contemporaines de jurisprudence, serait pareille à l'usage d'un livre de médecine ou de pharmacologie compilé au dixième siècle de notre ère comme base fondatrice à l'établissement des institutions et des systèmes médicaux modernes ; définitivement, ceci mènerait à la mort de tous les patients.

L'Islam a parlé d'ânes et de bétail comme moyens de transport importants. Il a aussi parlé de « choura » (consultation), mais pas directement de démocratie, de citoyenneté et des droits de l'homme. Néanmoins, il est honteux pour un homme moderne d'insister à utiliser les ânes comme unique moyen de transport. C'est ce genre de décision qui mena au conflit entre les wahhabites avec pour chef Faysal el Dawiche, et le roi Abdel Aziz, lorsque les wahhabites refusèrent tous les aspects de la vie moderne tels que les voitures, les téléphones et les radios.

Je crois que l'individu qui insiste à ne faire usage que du concept de la « choura » est comme une personne qui croit que les moyens de transport doivent être restreints aux ânes et au bétail puisque l'Islam a parlé d'ânes et n'a pas parlé de voitures, de trains ou d'avions.

Les réalités politiques actuelles laissent se poser la question « pourquoi les musulmans ne peuvent-ils pas établir des partis politiques basés sur des plates-formes religieuses ? », surtout étant donné qu'il y a plusieurs partis politiques en Europe décrits comme chrétiens, le plus célèbre étant probablement le parti démocrate-chrétien dont le Chancelier allemand Madame Merkel est membre.

Pendant que j'écris ces mots, se trouvent devant moi les constitutions de tous les pays qui ont des partis chrétiens ainsi que les principes de ces partis. Il n'y a aucun mot, dans les constitutions ou dans les principes de ces partis, qui stipule ou même implique que ces partis gouverneraient d'après des principes religieux ou d'après n'importe quels principes autres que les valeurs citées dans leurs constitutions respectives. Ces partis ne sont chrétiens que de nom. Ce sont des partis politiques représentant des points de vue conservateurs de nature séculaire. Bien que leurs valeurs et leurs principes aient été inspirés du Christianisme, ils gouvernent et sont gouvernés selon les termes de leurs constitutions et du droit positif. Je ne pense pas que les adhérents d'un mouvement comme les Frères Musulmans en Egypte oseraient un jour annoncer que leur but en transférant la confrérie en un parti politique est d'atteindre un état d'esprit similaire à celui du parti démocrate-chrétien.

Il reste un argument important ; c'est ma conviction absolue que les partis politiques qui se décrivent comme musulmans agissent purement comme corps politiques. Ils sont tout simplement des entités politiques à la recherche du pouvoir. Ce but en tant que tel est légitime. Cependant, certains de ces partis jouent sur des accords émotionnels lorsqu'ils se nomment « islamiques ». Ils ne sont pourtant qu'un mouvement « salafi » (fondamental) vivant de la compréhension et des déductions d'humains qui vécurent il y a plus de dix siècles, et qui traitaient les questions de leur époque par des solutions qui étaient les conséquences de leurs temps et lieux. Il n'y a de meilleure preuve à ceci que ce à quoi il a déjà été fait allusion, à savoir, le fait que Mohamed ibn Idris (« Imam » El Chaféi) ait publié un nouveau système légal en arrivant en Egypte, car sa doctrine légale publiée auparavant ne convenait qu'à un corps politique distinct en Irak.

La catastrophe survient lorsqu'un peuple caractérisé d'indolence intellectuelle, puisque ni ce peuple ni ses ancêtres n'ont mis à jour leur doctrine politique pendant mille ans, veut continuer à vivre comme parasite de l'entendement des autres qui ont travaillé sérieusement et déployé tous leurs efforts il y a dix siècles. A mon avis, les mouvements se nommant mouvements islamiques politiques, dont les Frères Musulmans, souffrent inconsciemment d'énormes dilemmes intellectuels qui ont des effets très puissants et négatifs sur leur aptitude à former des doctrines de droit nouvelles et modernes.

L'Islam a parlé de valeurs nobles concernant la justice, l'égalité et les vertus du savoir qu'on peut appeler des « valeurs générales » ou des « macro valeurs ». Toutefois, afin de convenir à des temps et des lieux autres que ceux de sa naissance, l'Islam n'articula point de codes spécifiques détaillés ou de « micro valeurs ». Ainsi, les adeptes des courants de pensée islamiques politiques se battent bec et ongles pour établir un système de gouvernance complet qui ne s'applique pas à l'ère moderne. L'Islam n'a pas prescrit de tel système détaillé ; c'est pourquoi les mouvements islamiques politiques finissent par s'accrocher à une thématique peu pertinente aux temps modernes ; citons par exemple l'illicéité des intérêts bancaires dans l'Islam et le système punitif. Pour ces mouvements, ce qu'il y aurait de mieux à faire serait d'admettre que l'Islam est venu comme religion sublime et non pas comme livre d'économie, de politique, de sociologie, de psychologie, de chimie ou de médecine. Mais s'ils admettaient ceci, comment joueraient-ils le jeu de la politique ? S'ils l'admettaient, ils devraient abandonner l'outil le plus puissant de leur propagande politique. De plus, ils seraient obligés de présenter un programme politique, économique et social réaliste, et non pas leurs trucs et slogans habituels comme « appliquer les ordres de Dieu », « l'Islam est la solution », et « la baraka (grâce) ». De tels slogans abstraits et communs, examinés sur le champ de bataille de la vie pratique, révèleraient qu'ils ne sont que de grosses bulles d'air vides, faites uniquement de politique et nullement de religion.

 

III. A la Recherche de la « Grâce »

En ce qui concerne la « grâce », beaucoup de musulmans bons et simples pensent qu'avoir des gens au gouvernail de la communauté dirigeant au nom de l'Islam suffit à apporter le bien-être et la bénédiction. Je dirais à ceux qui pensent ainsi que les premiers musulmans, ou pour être plus précis les compagnons du prophète – les « Muhajirun » (émigrants) et les « Ansar » (partisans), accompagnés de Mohamed lui-même – furent vaincus à la bataille d'« Uhud ». Si la victoire, le succès, le progrès ou le bien-être pouvaient être atteints uniquement par la grâce, les musulmans auraient été victorieux à « Uhud » puisqu'ils avaient sans aucun doute la bénédiction du prophète. Cependant, la défaite des musulmans à « Uhud » révèle que tout comme Dieu a créé toutes les créatures de la terre, Il a aussi créé certaines règles et lois pour diriger l'univers, parmi celles-ci les lois de la nature. D'après l'une de ces lois, quiconque se bat sans le matériel et les qualifications pratiques de la victoire sera vaincu. C'est grâce à ces lois que les musulmans menés pas Tarek ibn Ziyad conquirent l'Andalousie, et c'est à cause de ces mêmes lois qu'ils furent vaincus plusieurs siècles plus tard à la bataille de Tours dans le sud de la France. Quiconque pense qu'il recevra la grâce et la bénédiction simplement parce qu'il dit gouverner au nom de l'Islam recevra plutôt dans tous les domaines des résultats semblables à la défaite de la bataille d'« Uhud ». La victoire, le progrès et le leadership réussi ne sont accomplis que par la science et la bonne administration qui sont des principes humains universels sans religion, dénomination ou nationalité. Il n'y a aucune preuve que ceux qui veulent gouverner leurs communautés au nom de la religion possèdent ces principes ; il y a au contraire des preuves acquises de leurs milieux, leur histoire idéologique et leur relation avec l'universalité de la science, du savoir et des valeurs du progrès qu'ils ne possèdent pas ces principes et qu'ils ne les acquerront jamais.